Sous la grand’porte
(23/12/13)
C’est une grande porte à doubles vantaux, surmontée d’une
imposte vitrée. Une grand’porte comme
on dit à M, celle que l’on croise dans chaque maison paysanne picarde et qui
permettait de rentrer les charrettes dans les cours.
Celle-ci est blanche. Elle fut transformée pendant mon
enfance, peut-être rafistolée, voire refaite à l’identique. Elle est en bois.
Elle sonne quand on l’ouvre, et aussi lorsqu’on la referme, c’est un peu
agaçant. Lorsque j’étais très petite elle ne sonnait pas. Ou peut-être y eut-il
une cloche, que l’on n’entendait pas ?
Mes parents craignaient l’intrusion pendant qu’ils se
trouvaient au jardin, d’où la sonnerie.
Mais si la porte est mal fermée et qu’il y a du vent, elle
sonne et sonne …tout le temps ! On se regarde en se disant
« quelqu’un rentre ? » Mais non, personne ne rentre jamais chez nous. C’est le vent.
La grand'porte s’ouvre
sur une partie elle aussi nommée tout simplement «sous la grand’porte » Un lieu de passage, des murs en
briques anciennes, le sol aussi pavé de briques un peu défoncées, usées. Le
plafond arbore de vieilles poutres apparentes. C’est à tout vent car l’espace
ouvre sur la cour d’un côté, sur la courette de l’autre. Il existe une porte
verte qui pourrait fermer côté courette, mais on ne la ferme jamais.
C’est donc plein de courants d’air, sous la grand’porte .
On y trouve une ou deux étagères, des toiles d’araignée, un panier oublié, des
bouts de ficelle, des bottes d’oignons et d’ails suspendues, quelques bricoles
abandonnées.
Mais cet espace frais et venteux, plutôt poussiéreux, abrite
les deux trésors qui illuminent l’enfance de la petite fille.
La balançoire et les nids d’hirondelle.
La balançoire est une planche de bois courte, solide, épaisse,
rectangulaire, polie et rainurée. Elle est juste assez grande pour qu’une
enfant de sept ans s’y tienne assise. Elle ne fait pas mal aux petites mains
qui s’y accrochent, ne glisse pas quand on grimpe dessus pour se balancer
debout. Elle est suspendue au plafond par deux grosses cordes lisses, rudes et
fortes. C’est un grand-père qui a assemblé tout ce dispositif pour la petite
fille : nul ne doute de la résistance de l’ensemble, qui inspire toute
confiance.
Je ne sais plus comment étaient fixées les cordes, peut-être à
l’aide de deux gros anneaux noirs insérés dans les poutres du plafond. Des
choses construites pour durer l’éternité.
Puisque le lieu est ouvert à tous les vents, des hirondelles
rustiques ont collé des nids contre les poutres du plafond. L’été, c’est un
concert de piaillements lorsque les parents nourrissent. C’est un peu sale
aussi, mais ce n’est pas très important, on aime nos hirondelles.
Quand la petite fille se balance et qu’il y a des jeunes,
les parents hirondelles n’osent plus pénétrer. Ils commencent à entrer et
ressortent. Puis ils reviennent. Entretemps, la petite fille a arrêté de se
balancer, elle attend les hirondelles, sans bouger, assise sur sa planchette.
Alors les hirondelles entrent, se jettent à la hâte sur les
nids. Les petits crient de joie, s’agitent en tous sens ; la petite fille
écoute, guette les petits becs jaunes et roses qui jaillissent des nids.
Les hirondelles filent et repartent, la petite fille reprend
son jeu. Assise sur la planchette, elle se recule avec les pieds pour prendre
de l’élan, la balançoire repart.
Les étés passent, les saisons alternent, au fil du temps et
des balancements. L’enfant grandit.
Quand la petite fille est un peu plus âgée, elle se met
debout sur la planchette et prend de l’élan, toujours toute seule, en pliant et
dépliant les jambes. La balançoire monte de plus en plus haut, va et vient avec
quelques grincements dans les cordes et les anneaux. On dit à la petite fille
qu’il faut faire attention, ne pas tomber.
Un peu plus tard encore, elle n’osera plus se balancer, elle
est trop grande, ce n’est plus de son âge, ou bien on lui a dit que la
balançoire était faite pour une enfant. Mais C n’est plus une enfant, c’est une
adolescente.
Elle n’a plus envie.
Pourtant, un jour, elle s’apercevra qu’elle a vécu là, sous la grand’porte, des instants
solitaires parmi les plus doux et les plus paisibles de son existence.
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