18/11/13
Cher « Monsieur »
Voulez-vous que je vous raconte une histoire ?
Souvenez-vous, c’était hier, cette randonneuse en veste
rouge, qui contrecarra vos projets mais que vous méprisez assez pour ne pas lui
adresser la parole.
Lundi, c’est moi qui prends la plume, pour vous conter ce
que vous refusez d’entendre.
Hier matin dimanche, j’eus envie de marcher, tout
simplement, autour de mon village. Partir de chez soi, tout chaussé, revenir boueux,
crotté mais content, ignorer l’auto pour cette fois. Un petit itinéraire nommé
Haute Vallée du Dan me tendit les bras. Quel joli nom pour un chemin sans
prétention, sans histoire.
Sans histoire ?
C’était oublier les soldats du dimanche qui sillonnent les
plaines, espionnent l’ennemi derrière les haies, ratissent les champs de
betteraves.
Je sais bien que vous en faites partie,
« Monsieur », mais j’éviterai l’hypocrisie : je vous
l’avoue, je n’aime pas ces gens-là. Ils m’irritent, me dérangent, leurs coups
de feu répétés brisent la tranquillité de la campagne, sèment la terreur parmi la faune. Amoureux de
la nature et contemplatifs de tout poil, n’espérez plus entrevoir le moindre
lapin ou oiseau des plaines lorsque ceux-là sont de sortie. A vélo ou à pied,
j’ai presque aussi peur d’eux que la moindre petite bête tapie dans son trou de
terre.
Dans les environs d’une bâtisse ancienne plutôt imposante (que
vous connaissez bien, « Monsieur »), mon petit chemin
pourtant bien tracé sur la carte se trouva subitement interrompu par un passage
enfoui sous les ronces.
Je longeai alors sans inquiétude l’ancien chemin en marchant
tout au bord d’un champ, en légère montée, suivant la trace évidente de piétons
probablement aussi décontenancés que moi par l’état du vieux chemin.
Je ne les vis qu’une fois passé le petit sommet. Ils étaient
deux. J’approchais lentement, paisiblement, sans crainte. Mais l’un d’eux vint
vers moi, fusil en main, alors que l’autre sembla s’éloigner et détourna la
tête.
L’homme jeune, trente ans, bien habillé, en tenue de chasse
cossue, s’adressa à moi :
« Bonjour. Je suis le garde-chasse de Monsieur.
Il ne faut pas passer ici, car Monsieur ne veut pas, vous savez, on voit
tellement de gens partout, des motos, des autos etc.»
Moi : « D’accord, mais c’est dommage, j’ai un
itinéraire de randonnée qui passe par ici, et le chemin est
impraticable ». Je brandis mon topo.
Lui : « Oh le chemin ça fait des années qu’il
n’existe plus »
Moi : « Écoutez, il me semble pourtant que je ne fais
pas beaucoup de dégâts. Je ne suis ni une moto ni un quad. »
J’ai continué mon chemin. Sans autre amabilité de part et
d’autre.
J’aurais sans doute dû m’excuser. Car j’étais de toute façon
dans mon tort, persona non grata marchant dans une propriété privée.
Mais je n’ai pas eu envie d’être aimable, ni avec vous,
« Monsieur », qui ne me parlez pas, ni avec le garde-chasse de
« Monsieur ». Ni coupable, ni repentante.
J’ai rejoint quelques mètres plus loin le chemin de
randonnée balisé, estampillé GR, sur lequel j’espérais ne plus rencontrer de
sbires armés ni désagréables.
J’ai surveillé encore un moment les silhouettes de ces
deux-là, traversant et piétinant sans vergogne tous les champs cultivés de
« Monsieur » sans que nos chemins se croisent.
Mais quelques mètres plus loin, les hostilités reprirent.
Longeant le bois du P, je vis d’abord une bestiole apeurée
surgir d’un champ de maïs desséché. L’animal bondissait plus qu’il ne courait
et je crus à un lièvre affolé. Mais il s’agissait d’une biche traquée, courant
en tous sens au sortir du champ, se trouvant brutalement à découvert, ne
sachant où se diriger.
Elle aperçut ma veste rouge sur le chemin et obliqua
aussitôt sur sa gauche pour disparaître dans les fourrés inextricables du petit
bois du P.
Bonne idée, pensai-je, ils auront du mal à te débusquer là-dedans.
Sauf si leurs chiens sont bons chasseurs, de vrais limiers.
Quelques secondes plus tard plusieurs coups de feu étaient
tirés …dans le champ de maïs. Inquiète j’osai à peine poursuivre mon chemin,
mais un vélo providentiel apparut, imperturbable, roulant sur le GR sans se
poser de question…je lui emboîtai le pas.
Si vous saviez, « Monsieur », combien il me
plut alors d’observer ce chasseur, remontant avec une application laborieuse
l’intérieur du champ de maïs, en compagnie de son chien fort excité, alors que
la biche leur avait depuis longtemps et habilement faussé compagnie…
Pardonnez-moi « Monsieur », mais je suis si heureuse
d’avoir perturbé votre chasse, la vôtre ou celle d’autres qui vous ressemblent.
Et qu'une biche peut-être soit encore sauve ce lundi.
Une fois n’est pas coutume.
Oserai-je vous dire que si c’était à refaire, je le
referais ?
Je vous souhaite une bonne journée,
« Monsieur ».