25/2/14
D comme douleur
Nuit passée aux urgences. Avant, on imagine avec terreur ce
que cela peut être.
Quand on s’y trouve, c’est pire.
Brancards alignés dans la salle dite « Point
Bleu ».
Quand on a atterri ici, on attend la suite. Longtemps. Le
plus souvent en silence. Certains gémissent, mais la plupart restent muets,
enfermés dans leur malaise, figés dans leur abattement. Inertes, vaguement
hébétés par l'agitation qui les entoure. Ils sont ailleurs.
Derrière le silence, au fond, plus loin, des cris. Crise de
délire, folie alcoolique ? L’homme hurlera pendant des heures. Bruits
d’objets fracassés. Le son parvient assourdi, traverse des portes multiples,
des murs successifs, des pièces emboîtées. J’entends. Puis, je m’habitue.
Sans doute, le fond sonore régulier des lieux. Leur musique
nocturne.
Dans la galerie du Point Bleu, quelques jeunes femmes, un
vieil homme, un autre d’âge indéterminé. Des femmes âgées, plutôt calmes,
habituées à l’ambiance, sûrement déjà
venues. Une jeune fille tapote sur un smartphone. Quelques patients
regardent autour d’eux. S’observent les uns les autres. Se dévisagent.
« Que peut-il bien avoir celui-ci, qu’est-ce qu’il fait là ? »
On ne parle pas, ici. Tout est dans le regard.
Le temps passe lentement, plus lentement qu’ailleurs. En
réalité, il ne passe pas. On patiente donc, désespérément, sans rien dire. Les
malades allongés dissipent leur énergie restante à guetter celui ou celle qui
viendra enfin dans leur direction. Car autour de toutes ces personnes
immobiles, le personnel de l’hôpital court à droite et à gauche, toujours à la
recherche de quelque chose. Trouver un box vide, une perche mobile, un fauteuil
libre. Il n’y a plus rien, tout est occupé. Alors ils continuent à chercher.
Ils tournent, le regard absent, traversent le vôtre sans l’apercevoir. Il y a
aussi les objets qui changent de place, ceux qui n’ont pas été rangés, les
dossiers qu’on ne retrouve pas, ceux qui sont partis, ceux qui attendent sur un
coin de table.
D comme désorganisation.
Je fais partie des accompagnants, ceux qui patientent aussi,
mais debout, ceux qui s'impatienteront, qui oseront parfois, au bout d’un
certain nombre d’heures, s’avancer vers le bureau du personnel soignant pour
relancer le processus, poser une question. Prendre le pouls du temps. Évaluer
celui qui reste. Quelle que soit la question posée, la réponse est :
« Oui madame, on s’en occupe. » Vers deux heures du matin, n’y tenant
plus, j’insiste : « Dans combien de temps ? » Réponse
type : « Je ne sais pas madame, il y a de l’attente » Et le
silence retombe. On attend. Encore.
Le plus difficile est la douleur de l’autre, ne pouvoir la
soulager, contribuer à une amélioration, même minime. Et cela dure. Pendant des
heures. On se mettrait bien à genoux, pour supplier à nouveau :
« Donnez-lui un antidouleur ! S’il vous plaît !»
Désolation.
Se tordre les mains et le cœur dans l'impuissance à aider.
Enfin, beaucoup plus tard, rentrer chez soi, épuisé mais
rassuré.
La nuit est presque finie. C'est déjà demain.
Rien de très grave, ce sera seulement plus dur qu’avant. Patienter
pendant quelques semaines.
Souffler. Respirer.
La vie continue.
Jeter le sac en plastique à odeur d’hôpital.
Retrouver la maison, sa chaleur hospitalière, son parfum.
D comme douceur.