Les lampes
Mes trésors ont dormi plus de vingt ans, presque vingt-quatre, au
fond d'armoires refoulées dans d'invisibles recoins de garages, dans des
cartons abandonnés "pas encore déballés" après les déménagements ou
autres désastres...Toutes ces choses qu'on n'ose plus extirper des strates de
nos mémoires, de peur d'exhaler avec elles ces parfums lourds qui nous
chavirent de tristesse.
Elles sont portant sorties de leur dernier carton
d'emballage, voici quelques mois, à la faveur d'une console neuve, toute
blanche, que j'avais conçue pour elles, dans mon nouvel habitacle. Oh rien que
du très simple, car plus c'est simple, mieux on y contemple l'essentiel.
Donc, une planche de sapin peint en blanc et des équerres
blanches. Encore vide de tout objet, presqu'invisible le long du mur blanc, l'étagère
était déjà chargée de tous les souvenirs d'une autre, celle qui fut peinte en
vert...
Mais je voulais rassembler sur la mienne ces choses rescapées
du néant, celles que tu aimais, tes souvenirs à toi, ceux que je n'ai pas
vécus, qui me sont restés quasi inconnus, mais que j'aime parce que c'était les
tiens.
J'ai aligné sur leur nouveau support moderne ta collection
de vieilles lampes: lampe Pigeon, lampe à huile, lampe à pétrole, que sais-je,
tous ces objets étranges et biscornus qui ont bien dû servir à éclairer des
vies. Leur état faisait pitié, puisque les choses s'enlaidissent à force d'être
oubliées, s'encrassent à ne pas servir...pour vous offrir un spectacle désolant
lorsque vous vous souvenez de leur existence. Leur triste mine vous émeut, oh, cette
sorte de reproche muet qu'elles vous adressent.
Armée de chiffons variés et de produits appropriés, je me
suis attaquée à la plus petite d'entre elles, histoire de voir. J'ai vite constaté
que tous mes détergents adaptés restaient impuissants face à vingt ans d'oubli...
et c'est au liquide vaisselle et l'éponge grattante que j'ai tenté d'effacer l'opprobre.
Je me suis acharnée et j'ai fini par gagner, ou presque, la lampe a retrouvé une
couleur jaune façon laiton et une sorte de brillance, dans laquelle j'épiais mon
reflet de ménagère attentive.
La jolie lampe au verre rond et vert, aujourd'hui plutôt
pimpante, a rejoint ses compagnes d'infortune sur l'étagère.
Et celles-ci guettent leur tour, pour illuminer bientôt mes
brumes de souvenirs de leurs lueurs un peu fanées.
(8/2/13)
Le placard
Nous voici dans la cuisine.
A droite et vers le fond de la pièce, un placard qui grimpe
jusqu’au plafond. Il possède deux portes en bois. Peintes en vert comme la
cuisine. Vert d’eau. Et des bordures décoratives blanches, ornées de moulures.
Une porte basse, une porte haute.
Dans la partie basse, une étagère sépare les choses. Tout à
fait en bas, au sol, je ne sais pas. On n’y voit goutte, comme dans tous les
fonds de placard. En insistant on y trouvera probablement des sacs en papier soigneusement
étalés, leurs anciens plis frottés du doigt pour bien les aplatir. Papier
kraft, papier blanc épais, doublure marron, papier cartonné. Et même de simples
pochettes de papier paraffiné, avec recettes. Tous convenablement rangés les
uns par-dessus les autres, ordonnés suivant leur taille.
Sur l’étagère, l’objet qui me hante depuis quelque temps. Un peu à droite. Se pencher pour l'attraper. C’est
un baril cylindrique en fer recouvert de peinture jaune, marqué de grandes
lettres rougeâtres KUB. Ce baril est grand, quelques trente centimètres de haut, peut-être
vingt de diamètre. La rouille qui le pique suggère un vieillissement avancé et
naturel. Un baril d’époque. Fut-il jamais neuf ?
Il posséda quelque temps un couvercle, glissé dans une
rainure sur le dessus, qu’il fallait lever à l’aide d’un couteau, faute de quoi
les ongles se soulevaient sans réussir à l’ôter. Plus tard, il perdit son
couvercle, on l’égara, peut-être est-il resté dans le fond du placard.
A l’origine, le baril dut conserver à l’abri une
impressionnante quantité de cubes de bouillon KUB, capable de réchauffer
quelque cantine affamée, puisque c’est à ce contenu-là qu’il était destiné.
Mais lorsque je fis connaissance avec le baril, celui-ci
ne renfermait plus de bouillon depuis longtemps. Il collectionnait les pelotes
de ficelles. Renfermait de multiples boules arrondies plus ou moins bien tournées,
plus ou moins bien enroulées, suivant l’auteur de la pelote. Des ficelles et
des fils, de toutes natures, grosseurs, couleurs et matières. Parfois quelque
couturière étourdie ou pressée y avait jeté quelque reste de laine. Les petits
bouts s’arrangeaient en pelotons, nageant sans honte en compagnie des gros dans
ce baril recyclé, devenu éternel. Tout cela était si bien mélangé qu’il fallait
parfois retourner et vider le baril, espérant ainsi mettre la main sur le fil
miraculeux apte à… dénouer le casse-tête du jour.
Il ne me vint jamais à l’esprit alors de demander pourquoi,
ni comment cet infâme bidon jaune, au demeurant plutôt laid, mais combien
sympathique, avait atterri dans le placard, par quelle trajectoire ou quel
sauvetage in extremis on avait jugé bon de le garder, à titre fonctionnel ou qui
sait, conservatoire.
Le baril KUB fut toujours là.
D'ailleurs, si vous regardez bien , il s'y trouve peut-être encore.
D'ailleurs, si vous regardez bien , il s'y trouve peut-être encore.
(8/2/13)
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